Fin du courant moderniste : les ratés de la bureaucratie et du management

L’administration française s’est montrée résolument allergique aux princes du management. Cette attitude n’est pas propre à l’administration. Les entreprises françaises ont pendant longtemps résisté à l’introduction de méthodes susceptibles de bouleverser leur style de direction : protégées de la concurrence étrangère, de taille limitée et de structure patrimoniale. Elles percevaient mal l’intérêt d’une transformation de leurs modes d’organisation et d’action.

L’idée d’une gestion rationnelle des entreprises, qui s’est imposée aux Etats-Unis dès la fin du XIXe siècle, a eu en France un faible impact. Les théories managériales, d’abord centrées sur l’organisation technique du travail, enrichies par la prise en compte du facteur humain puis ouvertes sur les variables d’environnement, sont restées à peu près inconnues.

Le management n’a pris réellement son essor en France qu’après la Seconde Guerre mondiale, à la faveur du développement industriel et de l’ouverture des frontières, qui ont contraint les entreprises à un vaste effort de modernisation et de restructuration : insérées dans un espace élargi, mais soumises à la pression de la concurrence, les entreprises privées ont été obligées d’ajuster leurs stratégies, d’adapter leurs structures et d’améliorer leur productivité. Elles ont découvert à cette occasion les principes d’une gestion rationnelle qu’elles avaient jusqu’alors le plus souvent ignorés.

Cet essor du management a entraîné l’émergence de nouvelles valeurs : aux anciens impératifs de sécurité, de stabilité et de garantie se sont substitué les idées d’efficacité, de compétitivité, de rentabilité, qui vont être érigées en véritables dogmes et rayonner à travers la société tout entière.

Le rôle de l’administration française : veiller à la régularité

La diffusion dans l’administration de ces nouvelles valeurs s’est heurtée à des obstacles spécifiques, l’administration française ayant été bâtie sur des principes diamétralement opposés. Son but n’était pas le rendement mais le service du public, et avant de rechercher l’efficacité, elle était censée veiller à la régularité de ses démarches. De ce fait, la logique managériale a été, au début, considérée comme inapplicable à l’administration en tant que contraire à sa finalité propre. La conversion de l’administration au management résulte d’une modification profonde du sens même de l’institution administrative :

  • D’abord, la position de l’administration dans la société a changé. L’administration n’est plus cantonnée dans des attributions limitées. Son champ d’action s’est élargi aux dimensions de la société tout entière. Devenue un véritable agent économique, elle gère elle-même une série d’activités essentielles. Or, si elle prétend agir sur le marché, elle en subit aussi les contraintes. Les entreprises publiques sont amenées à intérioriser, au moins partiellement, la logique de la compétitivité et de la rentabilité qui est celle du secteur privé.
  • Ensuite, le modèle administratif traditionnel s’est révélé incapable de faire face à ces données nouvelles. La rigidité, le formalisme, la lenteur qui sont les signes particuliers de ce modèle, sont incomparables avec les fonctions désormais assignées à l’administration, qui exigent au contraire souplesse, faculté d’adaptation, rapidité de réaction. Le mode de fonctionnement bureaucratique, par lequel l’administration avait fortement contribué à préserver la stabilité des équilibres sociaux, est frappé d’obsolescence. Du même coup, le système de légitimation, sur lequel l’administration s’appuyait, perd de sa pertinence : l’obéissance scrupuleuse à la loi ne suffit plus à doter l’action administratives d’un bien-fondé incontestable. L’administration tend donc d’ordre juridico-politique qui l’englobe et la dépasse à une légitimation fondée sur le contenu même des opérations engagées.

La diffusion des valeurs managériales dans la fonction publique a été favorisé par l’effacement partiel de la ligne de démarcation qui séparait traditionnellement en France le public du privé. La mise en place de passerelles entre la haute fonction publique et le monde des affaires a entrainé le rapprochement des représentations et une plus grande réceptivité administrative aux valeurs sociales dominantes. L’introduction des méthodes managériales va devenir au milieu des années soixante un nouvel enjeu de pouvoir dans l’administration française.

Le mouvement de « rationalisation des choix budgétaires » lancé en 1967 constitue la première tentative systématique d’expérimentation du management dans l’administration française. Traduisant la prise de conscience soudaine dans la haute fonction publique que le management pouvait être le moyen de dynamiser, de moderniser et de rationaliser une institution engoncée dans le carcan bureaucratique, ce mouvement va contribuer à réactiver les clivages intra-administratifs. C’est donc par voie d’autorité que le management fait son entrée dans l’administration française. Les innovations sont préparées dans le secret par le sommet des hiérarchies administratives puis imposées à la base sans consultation préalable.

Le conflit des rationalités

Le management, dans la mesure où il entend promouvoir de nouveaux modes d’action s’inscrit en rupture radicales par rapport aux présupposées du modèle traditionnel d’administration. Une tendance bien établie consiste à opposer rationalité et normativité, puis à reconnaitre au management le privilège exclusif de la rationalité, le modèle d’administration traditionnel se voyant de son côté reconnaître le monopole de la normativité. Cette vision perd toute consistance dès lors qu’on admet que la rationalité technico-économique n’est qu’une rationalité parmi d’autres, qu’il existe d’autres normes que juridiques. Le modèle traditionnel, bureaucratique d’administration n’est pas moins rationnelle que le modèle managérial. Il relève d’une rationalité différente. Le modèle managérial est précisément la concrétisation de la visée normative du management, dont les « lois » peuvent être aussi prégnantes que le sont les règles juridiques dans le modèle traditionnel.

Il n’en reste pas moins des traits distinctifs :

  • Une légitimité fondée sur la régularité vs. une légitimité fondée sur l’efficacité
  • La primauté des moyens qui privilégie la stabilité vs. la primauté des buts qui valorise l’innovation
  • Un raisonnement analytique, linéaire, déductif vs. un raisonnement synthétique, systémique tourné vers le réel
  • Un système fermé fondé sa logique propre vs. un système ouvert en prise sur son environnement
  • Une autorité hiérarchie-obéissance, d’ordre unilatéral émis d’en haut et répercuté jusqu’au abs de la pyramide vs. une autorité de délégations, d’incitations.

Reprenant les catégories de Max Weber, on serait tenté de dire que la rationalité juridique est une rationalité par rapport à des valeurs : la régularité, la légalité tandis que la rationalité managériale se présente comme une rationalité par rapport à un but.

La rationalité juridique s’inscrit dans le prolongement comme l’a monté Max Weber d’une prévisibilité absolue des comportements, la standardisation des actions, la hiérarchisation des fonctions, la centralisation des décisions, la généralité et l’impersonnalité de règles objectives et abstraites, à l’emprise desquelles rien ni personne n’échappe.

Respect la loi, se conformer à des règles juridiques préétablies, tel est le dogme, la raison d’être de l’administration bureaucratique. Le droit, loin de se ramener à une somme arithmétique de règles, se présente comme une totalité cohérente, comme un ordre unitaire, un système de normes hiérarchisées reliées entre elles par des relations logiques et nécessaires. Cet univers cohérent de concepts présente des homologies avec l’univers bureaucratiques décrit par Max Weber : un univers où la hiérarchisation des fonctions et l’assignation à chaque agent d’une compétence strictement définie exclut toute éventualité de conflit, tout risque d‘incompatibilité entre l’action des uns et des autres. La raison juridique, qui est par essence exclusive de toute autre, imprime sa marque à l’administration bureaucratique en y introduisant une forme d’organisation hiérarchisée et pyramidale qui manifeste l’inhérence de l’ordre juridique à l’ordre bureaucratique.

Le management ne s’offre pas à porter solution aux ratés de la bureaucratie. Il se présente comme une alternative radicalement autre, apte à se substituer à l’autre système, non à l’amender. La rationalité ne s’apprécie plus par référence à des normes abstraites, mais par rapport à des résultats concrets. Corrélativement le langage du droit fait place au lange de l’économie, de la technique, voire des mathématiques, plus aptes à intégrer dans leurs schémas la complexité d’un réal que l’on s’efforce d’appréhender dans une perspective systémique. L’efficacité apparait donc comme le nouveau dogme, le nouvel impérative catégorique sous-tendue par a rationalité managériale.

Conclusion

Tout comme le respect du droit conditionnait indistinctement la rationalité et la légitimité de l’action administrative, c’’est désormais l’efficacité qui, attestant la rationalité de son action, renforce le capital de légitimité. Max Weber a longuement insisté sur la correspondance entre la rationalité.

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